A tort, Sugarlarnd Expresss (1974) est considéré comme le premier film de Steven Spielberg. Deux essais l’ont en vérité précédé : Firelight en 1964 et surtout Duel en 1971. Celui-ci est au départ un téléfilm mais son succès et le Grand prix au Festival d’Avoriaz qui le récompense, encouragent la Universal à le sortir en salles. Aux 74 minutes du matériau d’origine sont greffées plusieurs séquences additionnelles pour atteindre l’heure et demi de bobine. Par son insolente richesse aussi technique que thématique, Duel échappe en effet au carcan télévisuel souvent étriqué. Alors âgé de 25 ans, Spielberg démontre déjà une incroyable maîtrise de la réalisation comme du découpage comme l’illustrent par exemple la manière dont il utilise les rétroviseurs de la voiture conduite par Daniel Mann pour y incruster à l’écran la silhouette menaçante du camion. Citons également la scène totalement paranoïaque où le héros, pris d’une fièvre inquisitrice, se méfie de tous les clients d’un snack dans lequel il vient d’échouer. D’inspiration hitchcockienne évidente et assumée (la musique de Billy Goldenberg participe d’ailleurs de cette filiation), le film est tiré d’une nouvelle de Richard Matheson (L’homme qui rétrécit) qu’on aurait facilement imaginée servir à un épisode de la série La quatrième dimension tant par sa simplicité (le conducteur d’une voiture est pourchassé par un camion) que par son caractère horrifique à la lisière du fantastique. Mais, certes remarquable et efficace suspense qui tient en haleine tout du long, Duel est en fait une œuvre faussement simple car truffée de détails, annonçant en cela la naissance d’un immense réalisateur, un des plus doués de sa génération.
La façon dont il filme le vieux Peterbilt, monstre mécanique crasseux dont la fumée noire qu’il vomit a quelque chose d’émanations infernales tandis que le visage de son chauffeur n’est jamais exposé, comme si la machine était douée d’une volonté propre, témoigne de ce travail de mise en scène et de représentation extrêmement élaboré. La terreur naît autant de ce semi-remorque dont les phares sont comme des yeux inquiétants que de l’irrationalité de la situation qui voit un camion pourchasser un automobiliste parce que celui-ci s’est contenté de le doubler. La richesse du film se lit également dans le portrait de ce héros normal, représentant de commerce insignifiant qui incarne l’homme moderne, castré par sa femme et une vie tant sociale que professionnelle qu’on devine terne. Sa voiture à la mécanique défaillante, symbole d’une impuissance sexuelle, se fait l’écho de cette castration que souligne par ailleurs l’opposition entre le citadin corseté et la figure du camionneur, métaphore de la virilité brutale. Au-delà de sa virtuosité technique, la séquence où, à un passage à niveau, la bête de ferraille pousse la voiture par derrière pour qu’elle percute le train qui passe alors, est éminemment sexuelle en cela qu’elle incarne une manière de viol. En dépit de sa modestie apparente, Duel peut être considéré comme un des films les plus maîtrisés de Steven Spielberg, dont les images de cette voiture rouge qui se découpe dans un décor rocailleux en affrontant un camion fou, demeurent éternellement incrustées dans la mémoire. (10.04.2022) ⍖⍖⍖⍖
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