Après un brillant début de carrière qui le voit tourner bien sûr pour Martin Scorsese (Mean Streets, Taxi Driver) mais aussi Paul Schrader (Blue Collar) ou Ridley Scott (Les duellistes), Harvey Keitel se trouve ensuite plus ou moins banni d’Hollywood et se réfugie dans le cinéma européen (La mort en direct, La nuit de Varennes, Camorra). Il doit finalement attendre les années 90 pour sortir de ce purgatoire hollywoodien et (re)trouver sa place parmi les acteurs américains les plus marquants de sa génération. S’ouvre alors pour lui une seconde carrière riche de quelques uns de ses meilleurs rôles pour Quentin Tarantino (Reservoir Dogs, Pulp Fiction), Jane Campion (La leçon de piano), Wayne Wang (Smoke) et surtout Bad Lieutenant. Pourquoi, au sujet de celui-ci, évoquer d’abord le comédien plutôt qu’Abel Ferrara ? Tout simplement parce que Harvey Keitel s’est tellement investi dans ce personnage violent et torturé qu’ils finissent par se confondre l’un et l’autre. Habité voire halluciné, il est quasiment de toutes les scènes, hormis celle du viol de la none. Bien qu’il y joue un flic, Bad Lieutenant n’est absolument pas un film policier. La recherche des violeurs est ainsi reléguée au second plan. Ce qui intéresse le réalisateur qui, après le plus commercial King Of New York (1990) avec Christopher Walken, renoue avec l’ambiance crapoteuse de ses débuts (L’ange de la violence, New York, deux heures du matin), réside dans le portrait d’un homme à la dérive dont le fait qu’il ne porte pas de nom le prive d‘emblée d’une forme d’existence sinon d’humanité.
Dans un New York crépusculaire et grouillant filmé de manière très crue, Ferrara capte la descente aux enfers d’un flic pourri jusqu’à l’os, qui peu à peu s’enfonce dans les dettes et la dope (les séquences de shoot sont elles aussi extrêmement réalistes au point de croire qu’elles sont vraies). Mais est-il vraiment policier ? Patrouillant toujours seul, errant dans les rues, renfrogné et brutal, on finit presque par en douter. De même, si on est tout étonné de le découvrir durant le générique en père de famille (qui gueule toutefois sur ses mômes), il apparaît très vite comme une épave sans racine ni morale, côtoyant une droguée qui l’alimente en came (la regrettée Zoë Lund, auteur du scénario et presque dans son propre rôle) ou imposant à deux nanas dans leur bagnole de lui simuler une fellation pendant qu’il se branle contre la portière (scène culte s’il en est). Il s’embourbe dans un milieu interlope avec lequel il semble faire corps. Catholique, il pèche pourtant dans cette (en)quête de nonne violée, une vague et tardive rédemption avant d’être abattu (sacrifié ?) par ses créanciers. Dans son esthétique, Bad Lieutenant a certes vieilli, à l’image de ses visions christiques, il conserve néanmoins toute sa force aussi malsaine que mystique, incarnée par un Harvey Keitel génial dans sa démesure vicieuse et sacrificielle auquel on s’attache dans sa déchéance pathétique. Culte. (29.04.2024) ⍖⍖⍖
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