Trois années séparent Cry Macho, la précédente réalisation de Clint Eastwood, de Juré n°2. Jamais un film du cinéaste n’aura suscité à la fois une telle attente mais surtout une telle inquiétude. Les réticences de la Warner à le produire, échaudée par les échecs successifs du Cas Richard Jewell (2019) et plus encore de Cry Macho, un tournage interrompu par la grève des acteurs, les rares photographies de celui-ci diffusées et dévoilant un Clint de plus en plus momifié, l’air égaré au milieu de l’équipe du film comme un simple badaud, le long silence qui a suivi la post-production, une date de sortie sans cesse repoussée et une promotion réduite au stricte minimum, laissaient craindre en effet un naufrage. Avec en ligne de mire une question : à 94 ans, Eastwood était-il encore capable de réaliser un film ? Juré n°2 revient donc de loin mais il est enfin là, qui balaie d’emblée les doutes provoquées par cette production chaotique. Au vrai, fort de l’expérience du maître qui rarement déçoit, soutenu par des techniciens fidèles et chevronnés et bétonné par un casting sans véritables stars mais impeccable, comment pouvait-il en être autrement ? Pour son retour derrière la caméra, Clint a choisi un sujet assez tordu : Justin Kemp est sélectionné comme juré dans une affaire de meurtre. Mais au cours du procès, il comprend qu’il est probablement le véritable coupable. Pour autant, doit-il le cacher et laisser un innocent être condamné ou bien se livrer à la justice ? Si ce point de départ rappellera aux cinéphiles français Le septième juré (1962) de Georges Lautner, c’est avant tout à Douze hommes en colère (1957) auquel on pense dès que les débats entre les jurés commencent. Evidemment la comparaison avec le chef-d'œuvre de Sidney Lumet ne joue pas en la faveur de Juré n°2 et les similitudes entre les deux s’avèrent tout d’abord embarrassantes. Le principe est en effet identique : alors que les autres membres du jury, fonctionnant comme un échantillon de la société américaine, sont persuadés de la culpabilité de l’accusé et espèrent en cela rendre rapidement leur verdict, l’un d’entre eux va s’employer à les faire changer d’avis. Mais si le juré n°8 (Henry Fonda) agissait de cette manière parce qu’il avait un doute, le juré n°2 lui n’en a donc aucun puisqu’il pense connaître la vérité. C’est rongé par la culpabilité mais refusant de se dénoncer pour ne pas perdre le fragile bonheur enfin atteint dans sa vie, que Kemp tentera de convaincre le reste du groupe dans l’espoir de faire innocenter celui qui est accusé à tort. Parfaitement huilé, le scénario fonctionne notamment parce que chacun peut s’identifier au héros et au dilemme moral qui le tourmente. Comment réagirions-nous dans une telle situation ?
Mais l’œuvre cultive une certaine ambiguïté et préfère les non-dits plutôt que l’énoncé d’une vérité limpide. Kemp est-il vraiment coupable ? La réponse n’est pas clairement fournie. De même la fin ouverte, peu confortable mais intelligente, laissera chacun imaginer la conclusion de cette histoire. En cela, le film rappelle également Autopsie d’un meurtre dans sa manière d’ausculter la justice et d’en dénuder les failles (enquête bâclée, avocat commis d’office et procureur qui voit dans l’affaire un moyen de servir sa carrière politique). Le verdict rendu n’équivaut pas à la vérité et par une démonstration habile, un innocent peut être condamné. Chez Eastwood, ce sont toujours les zones d’ombre, les zones grises qui dominent. On comprend aisément ce qui l’a intéressé dans cette histoire et plus particulièrement dans cet anti héros selon son cœur, dont les airs poupins de compagnon idéal et attentionné cache une personnalité plus complexe, plus trouble. Tout simplement humaine. Nicholas Hoult, tout en candeur fragile, se montre parfait dans le rôle, à l’instar de Toni Collette (qu’il retrouve longtemps après Comme un garçon), convaincante en procureur certes ambitieuse mais capable de se remettre en question et incarnant en cela l’ambivalence de la justice des hommes. Quand bien même certains le soupçonneront peut-être d’en avoir en partie délégué la mise en scène à son fidèle assistant Stephen Campanelli (par ailleurs réalisateur lui-même), Clint n’en signe pas moins une œuvre d’un beau classicisme avec une assurance tranquille qui tranche avec l’hystérie visuelle actuelle. Aux mouvements d’appareil, il privilégie la pureté du cadre et une photographie duveteuse doucement ciselée par Yves Bélanger, avec lequel il collabore pour la troisième fois après La mule (2018) et Le cas Richard Jewell. Sans se hisser évidemment au niveau de ses meilleurs films, Juré n°2 est un très bon cru eastwoodien dont on comprend mal pourquoi la Warner en sacrifie l’exploitation, confirmant l’agonie d’une industrie cinématographique qui ne jure plus que par les succès faciles et les franchises sans âme. Nul ne peut affirmer qu’il s’agira réellement du testament de Clint Eastwood comme cela a été annoncé (ce qu'il n'a pas confirmé) mais si tel devait être le cas, il y aurait pire clap de fin que ce thriller judiciaire net et sans bavures, réflexion captivante sur la culpabilité, la justice et la vérité. (02.11.2024) ⍖⍖⍖
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